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Ganymede Et Jupiter Cassini

Ganymède et Jupiter Cassini (c) NASA/JPL/University of Arizona

Les lampes de Ganymède

par Michèle Laframboise

 

Jupiter flottait dans le ciel comme une grosse lampe à lave.

Deux bandes dansaient à travers la fenêtre du plafond, les tourbillons café de la bande nord accrochaient la texture crémeuse de la bande sud, formant une spirale sinueuse qui me rappelait la mousse du cappuccino matinal de Maman.

—  Non.

La lumière de Jupiter poudrait d’or les cheveux de ma mère. Un geste de sa main droite avait coupé sec le dernier succès du groupe Jumping Joseph que les murs jouaient à plein régime. Maman exécrait les JJ.

Stupides murs. Ils auraient dû se la boucler dès que le domo avait détecté l’approche maternelle. Maintenant, les quatre se tenaient cois, leur surface revenue à un gris neutre et sage. Un faible écho tintait à mes tympans alors que je contestais sa décision.

—  Mais, Maman ! Ce sera mon cadeau de fête !

Elle leva les mains en signe d’exaspération, ses doigts balayant l’air comme pour purifier l’atmosphère. Mais ça, c’était le boulot des murs, qui émettaient une fraîche odeur de lilas. Un parfum nauséeux de fleurs mortes, avait-elle dit la première fois, témoignage de nos sens divergents.

—  Non, Beth, répéta-t-elle, croisant les bras pour cimenter sa décision.

Je détestais quand elle m’appelait par ce diminutif, qui ressemblait à bête.

Mon vrai nom Élisabeth, une mélodie en quatre syllabes sur les lèvres d’oncle Gram. Mes poupées, toutes alignées dans leurs robes pastel sur l’étagère au-dessus de mon lit, m’appelaient Betty, ce qui était moins offensif.

Elle décroisa un bras pour tracer un cercle dans l’air, ses huit doigts ouverts en éventail.

—  Bon, peut-être un modèle mécanique, dit-elle.

Mes doigts s’enfoncèrent entre les poils du tapis qui s’était mué en un blanc laiteux dès qu’il avait décelé la vibration des pas de ma mère près de ma porte. (Les murs sans cervelle, eux, avaient continué à jouer la compilation des plus grands succès des JJ.)

Ce tiède compromis ne m’apaisa pas. J’avais reçu (et brisé) des tonnes de mécha jouets reçus de tante Cally. En posséder un de plus ne me disait rien.

Mon attention fut attirée au-dessus de la tête de maman ; une bande d’un orange cru pénétrait lentement l’espace de la fenêtre, repoussant les autres bandes. J’espérais qu’il s’agissait de la Tache Rouge. (La Tache Rouge était plutôt brune, mais ce n’était pas à moi qu’on avait demandé de la nommer.)

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Selon le calendrier des révolutions de Ganymède autour de Jupiter, j’avais aujourd’hui 565 ans. J’étais assez vieille pour savoir ce que je voulais !

—  Et pourquoi est-ce que je ne peux pas avoir un vrai chat ? demandai-je. J’en ai vu un aux nouvelles !

Le tapis tressaillit sous mes jambes, des vagues d’appréhension que le domo interpréta comme un malaise au sujet des crottes de chats. Maman le sentit également, un petit sourire moqueur relevant ses joues.

—  Tu vois, même ton tapis est d’accord. Imagine le transport, l’air, les vaccins, la nourriture, l’entretien…

Mon oreille affinée détecta dans sa voix une étincelle de regret qui restait sous le radar.

—  Mais je suis souvent seule, et tu travailles des heures impossibles !

Sous la bande orange qui s’élargissait, Maman haussa les épaules.

—  Tu as tes poupées, dit-elle.

Je comprimai mes lèvres si fort qu’elles disparurent.

Les poupées, même les plus sophistiquées qui provenaient de la Terre, possédaient des habiletés limitées pour la conversation. Comment vas-tu Betty ? Beau temps aujourd’hui, pas vrai ?

Cette dernière réplique donnait la pleine mesure de l’ignorance des concepteurs de jouets. La mince couche d’atmosphère qui traînait encore sur Ganymède était secouée par les vents chargés de cristaux de glace et les tempêtes magnétiques joviennes. La température moyenne ici jouait autour des cent degrés Kelvin, ce qui nous tuerait d’une façon particulièrement atroce si on s’aventurait au-dehors sans scaphandre.

Alors, parler de météo avec un bout de plastique habillé en fée…

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Tandis que nous nous asseyions pour le souper, moi bouillonnant à l’intérieur à cause du refus de Maman, la sirène d’alarme de notre unité domo émit un long cri plaintif.

Entre une bouchée et la suivante, les murs cessèrent d’émettre lumière et chaleur. La lente série de ding et ploing de la musique zen qui accompagnait notre repas s’arrêta net. Les poils du tapis s’aplatirent comme une prairie d’herbe fouettée par les vents (une image que Maman aimait bien évoquer, même si elle n’avait jamais séjourné sur la vieille Terre).

Maman, qui avait prévu regarder un drame ce soir, laissa échapper un soupir résigné. Vivre à côté d’une lampe à lave géante signifiait que les puissants champs magnétiques de Jupiter se jouaient de nos circuits électroniques.

Tous les enfants connaissaient la procédure en cas de tempête. Je me ruai dans ma chambre et me glissai dans ma combi isolante, celle qui portait une image de la Déesse au Marteau (mon héroïne favorite). J’enfilai les gants assortis, mes poignets couverts de chair de poule. La température ambiante avait déjà commencé à baisser, malgré les épaisseurs de mousse isolante entre le plafond et le toit.

Des éclairs bleus illuminèrent ma rangée de poupées. (Elles auraient sans doute commenté, mais je ne leur parlais pas.) Je sautai en l’air pour agripper les poignées de ma fenêtre et pressai mon nez contre la triple épaisseur de bioverre.

Des aurores d’un azur brillant peignaient le ciel autour de la silhouette anguleuse de la Tour exécutive. La Tour me faisait penser à un nez pointu jaillissant de la face de Gany City, percée des milliers d’yeux lumineux.

Tante Cally m’avait raconté que seulement la crème de la crème (une de ses expressions liées au café) habitait la Tour « Exec », et que les fenêtres percées dans les murs donnaient sur les interminables plaines de glace de Ganymède. Tante Cally travaillait comme clerc de bureau pour les administrateurs et pour Dominus, l’intelligence artificielle qui surveillait tous les domos.

Mais quelle aide une adulte dotée de seulement dix doigts pouvait-elle apporter ? Je n’en avais aucune idée.

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Par un heureux hasard, mon onzième anniversaire – calculé en années terrestres standard – coïncidait avec un jour de Tache.

En dépit de son incroyable taille, Jupiter tournait très vite sur elle-même, en moins de dix heures. Cependant, ses nuages turbulents aimaient jouer. La Tache Rouge était une tempête à longue vie qui se déplaçait en sens inverse, faisant le tour en six jours standards. Avec le temps, cette période a marqué notre semaine locale.

Lorsque la Tache atteignait le centre du disque rayé de Jupiter, cela signalait un jour de pause pour les travailleurs humains.

Les robots s’en fichaient et poursuivaient leurs tâches car ils n’avaient pas de conscience. Les administrateurs de la Tour poursuivaient leurs tâches car ils en avaient trop ! Comme disait oncle Gram, ils étaient « ailleurs » en permanence, parce que liés à la vaste conscience de Dominus.

Techniquement, je n’avais pas de père parce que Maman m’avait conçue et donné naissance avec un assistant médical. Mais j’avais une ample provision d’oncles et de tantes pour compenser cette absence.

Le jour de ma fête, donc, étant un jour de congé, tous les collègues de Maman remplissaient notre salon, à tel point que le trop-plein d’invités débordait dans le couloir avec leurs coupes de punch rosé.

Il y avait des pilotes qui dirigeaient à distance les creuseurs de glace et les sondes du noyau rocheux. Leurs mains à huit doigts manœuvraient avec précision les poignées hexadécimales qui opéraient les machines à distance. Toutes reposaient sur des bons vieux systèmes analogues, des fils isolants et des transmissions radio à ondes courtes. Le brassage magnétique intense de Ganymède par notre grosse lampe à lave faisait frire les délicats circuits imprimés de robots.

Mon repas de fête comprenait du saumon d’élevage, beaucoup de biscuits et mon pouding favori.

Alors que j’approchais la cuiller de service du grand bol, la montagne de pouding à la vanille trembla. Un grondement sourd s’éleva du plancher, qui vibrait. Le silence tomba tandis que chacun écoutait le cœur de glace de Ganymède parler.

Chaque secousse du manteau de glace libérait une formidable quantité d’énergie cinétique, laquelle était récupérée par de longs câbles qui plongeaient dans les entrailles de Ganymède. Quand les tremblements se furent apaisés, oncle Gram, pilote de câble, leva son verre de punch.

—  À notre mère de glace ! dit-il, avant de vider son verre.

—  Sa danse nous donne de l’énergie, ajouta tante Cally, son visage rayonnant de fierté.

Tous l’imitèrent sauf Maman, qui regardait sa belle construction de mousse écrasée. Elle était une habile pilote de foreuse de glace et travaillait au Service d’Approvisionnement de Gany City. Chaque séisme l’obligeait à des heures de travail supplémentaire, car elle devrait réparer des kilomètres de conduites qui siphonnaient l’eau de l’océan sous-jacent.

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Oncle Gram tourna son verre de punch, doucement pour éviter que la faible gravité ne fasse déborder le liquide. Il était revenu de ses vacances annuelles sur Europa, rapportant une tonne de gadgets brillants qu’il distribuait autour de nous. Son visage était sillonné de rides rouges comme la face de Mars, avec des vallées et des canyons qui encerclaient ses yeux d’un bleu céruléen. (Maman serait fière de mon vocabulaire.)

Comme je grignotais un des derniers biscuits aux brisures de chocolat (du vrai, qui avait dû faire un gros trou dans le budget de Maman), les yeux céruléens en question se posèrent sur moi. Les miettes de chocolat qui tombaient à terre migraient doucement vers les paniers au pied du mur, grâce aux ondulations discrètes des poils de tapis. Le tapis avait commencé à gérer les déchets après le départ de la plupart des invités qui allaient continuer leur soirée ailleurs. Seule tante Cally, ayant peu d’amis, était restée, ses doigts entrelacés sur son verre.

—  Dis, Élisabeth, as-tu été bien sage pendant mon voyage ? demanda-t-il.

Chaque cellule de mon corps renvoya l’écho de mon Oui, oncle Gram !

Surtout qu’il avait prononcé mon nom complet. La joie dans mon cœur aurait pu faire fondre la glace de Ganymède.

C’est à ce moment qu’il se tourna et souleva un paquet enveloppé de papier rouge.

Je n’avais pas assez de mes dix doigts pour développer mon cadeau. Surtout que les rubans reformaient leurs boucles à mesure que je les dénouais, et que le papier glissait, se moquant de mes efforts. Du moins, jusqu’à ce que je trouve la bonne séquence de gestes pour l’ouvrir.

Enfin, le papier se contracta pour libérer mon cadeau.

C’était un demi-globe doré qui rappelait un bol de salade renversé. Au sommet, trois yeux à facettes brillaient comme des améthystes.

Je soulevai le jouet, mes doigts tâtant une bordure rugueuse en dents de scie. Je le retournai : l’extérieur du bol était aussi dur que du métal mais, en dessous, une surface élastique et douce comme la peau montrait des sillons et des plis.

—  Fais attention aux pattes, prévint oncle Gram. Ce truc a été mis à décongeler seulement depuis hier.

Le bord rugueux était fait de centaines de petits crochets qui cherchaient à s’agripper à mes doigts. Excitée, je courus à ma chambre pour déposer mon cadeau sur le tapis.

C’est à ce moment exact que notre domo devint fou.

Des lettres rouges firent irruption sur le tapis, lançant des avertissements aussi vite que les cellules photo des poils pouvaient suivre la voix du Domo.

« Alerte, intrus ! Forme de vie extraterrestre détectée. Stérilisation recommandée. »

Chaque avertissement était répété sur les murs. (Les murs étaient stupides, mais utiles.)

Maman se tourna vers oncle Gram.

—  Espèce de vieux fou ! s’exclama-t-elle. Tu ne m’avais pas dit que c’était un être vivant !

Oncle Gram eut la bonne grâce de paraître embêté alors que Maman agitait son éventail de doigts pour baisser le volume du Domo. Un autre geste signala à notre IA domestique que l’avertissement avait été pris « en considération ».

En principe, on ne pouvait ignorer un avertissement du Domo. La sécurité de la cité entière pourrait être menacée. Mais « prendre en considération » était acceptable, tant que personne n’était blessé.

—  Eh bien, Lucy, dit oncle Gram, ces lampes sont la rage sur Europa et même Titan. Elles nous ont été données par les visiteurs venus de Sirius B.

Une forme de vie étrangère aux humains ! Incroyable. Mais Maman ne l’entendait pas de cette oreille.

—  Et les microbes, tu y as pensé ? On pourrait être déjà morts !

Mon oncle leva ses mains dans un geste d’apaisement, chacune de ses paumes assez larges pour supporter sept doigts et un pouce.

—  Mais noon, fit-il. Tu t’inquiètes trop, Lucy ! Personne n’est mort à cause de ces lampes !

Maman fronça le nez, même si les purificateurs avaient neutralisé toute mauvaise odeur dans la pièce.

—  Et qu’est-ce que ces… choses mangent ?

Un autre battement plein d’emphase des huit doigts d’oncle Gram.

—  Mais justement, les lampes n’ont pas besoin de nourriture. Il leur faut seulement un peu de chaleur, un brin d’humidité, et elles peuvent éclairer pendant des semaines !

Je considérai le demi-globe au sol. Les poils du tapis essayaient encore de le transporter vers la chute au bas du mur. Des petites griffes s’enfoncèrent dans le tapis.

—  Éclairer ? répéta Maman.

Comme si ses paroles avaient été entendues, la coque du bol de salade se mit à briller. Nous observâmes en silence le demi-globe qui se couvrait de teintes de rouge, puis devenait orange, de plus en plus clair jusqu’à atteindre un éclat doré, tandis que les cristaux des yeux luisaient d’un rouge chaleureux. Le tapis cessa de lutter, ses poils se courbant pour fuir mon cadeau.

Puis, le demi-globe se mit en mouvement, ses petites griffes invisibles parmi les poils du tapis. Il traversa le plancher vers le mur le plus proche. Ses griffes s’y enfoncèrent, puis il tracta son corps en position verticale. Il s’éleva, toujours dans ce mouvement continu, jusqu’à s’immobiliser à hauteur des yeux.

—  Ferme les lumières, dit oncle Gram.

Un geste de Maman confirma son ordre.

Les murs et le plafond s’assombrirent, laissant la lampe en compétition avec la lumière de Jupiter qui tombait de la fenêtre.

Je sentis une boule de joie se gonfler en moi, comme le jour où j’avais réussi tous les tests de qualification pour me faire transplanter trois doigts supplémentaires. (Je devrais attendre d’avoir fini ma croissance, cependant.)

Personne ne dit rien. Les lignes qui barraient habituellement le front de Maman s’étaient amoindries. Elle arborait une expression rêveuse, comme si elle se remémorait des bons moments de sa vie avant qu’elle ait émigré ici.

Oncle Gram souriait, lui aussi, ses yeux clos. On aurait dit qu’une tempête de neige avait adouci son rude visage.

Tante Cally énonça l’évidence, secouant ses boucles rousses.

—  Quelle belle petite lampe !

— Ouais, répliqua oncle Gram. Elle est sensible à nos humeurs.

Il jeta un coup d’œil à Maman.

—  Je suis d’humeur à taper ta grosse tête contre le mur, lui dit-celle-ci, pour voir lequel des deux serait le plus dur !

Mais elle avait souri en le disant.

 

Le cadeau d'oncle Gram - Illustration de Michèle Laframboise

Le cadeau d’oncle Gram – Illustration de Michèle Laframboise

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Ma lampe s’était vite acclimatée.

Après ma fête, Maman et oncle Gram avaient ajusté le Domo pour qu’il ignore la présence biologique de notre nouvel invité. Aucun pathogène n’avait été identifié sur sa coque dorée. En ce qui concernait sa propre flore intérieure, l’organisme paraissait remarquablement hermétique.

La lampe n’excrétait pas ses déchets sur le plancher, au grand soulagement du tapis dont la couleur était revenue à un beige terreux.

La lumière émise par la lampe variait selon mes humeurs ou la musique jouée par les murs. Elle ne semblait pas briller trop fort quand je passais ma compilation de succès des JJ.

Comment elle pouvait sentir l’ambiance, je n’en savais rien. Oncle Gram avait parlé de chaleur corporelle, Maman de phéromones, de systèmes limbiques et ceci et cela.

Tante Cally penchait vers des vagues spirituelles et zen.

Bref, tout allait bien à Gany City.

Pour un temps.

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Le premier signe inquiétant fut la disparition de ma lampe. Un soir, le bol de salade doré brillait au-dessus de mon lit. Le matin suivant, il avait disparu.

Une chose à comprendre ici, c’est qu’il est impossible de se cacher dans notre petit appartement. Et, contrairement à une tonne de vieilles histoires, les conduits de ventilation étaient trop étroits pour un bol de salade à pattes.

Oncle Gram me dit que les animaux familiers se sauvaient, parfois. Maman couvrit son visage avec ses seize doigts.

Je me sentais triste, tenaillée par un sentiment d’abandon. L’éclairage uniforme prodigué par les murs (stupides ! inattentifs !) n’était pas le même.

Les conversations répétitives de mes poupées ne ranimèrent pas mon moral. Depuis que la lampe s’était greffée au mur, mes poupées avaient été reléguées sur leur étagère, alignées en arc-en-ciel de robe pastel.

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Deux jours plus tard, à mon soulagement, je retrouvai ma lampe collée à la bordure de la fenêtre, sa coque couverte de motifs flous imitant ceux du mur. Je me demandais pourquoi elle avait disparu, mais j’étais tellement contente de la retrouver que je chassai ce petit mystère de mon esprit.

Encore plus de jours s’écoulèrent. Juste avant un jour de Tache, mon pied accrocha une bosse sur mon tapis vert. On aurait pu penser que quelqu’un avait glissé une balle de golf sous le tapis, mais celui-ci était intimement lié au plancher sous-jacent. On ne pourrait y glisser un ongle.

Quant au plancher lui-même, il avait été coulé sur les fondations de glace de Gany City.

Les poils du tapis tentèrent en vain de digérer la bosse.

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La bosse avait crû d’une balle de golf à une de tennis quand Maman trébucha dessus.

Après une longue journée à diriger un foreur en dessous d’une couche obstinée de glace pour retrouver l’océan, son humeur éclata comme une tempête magnétique.

—  Mais par le grand séisme, qu’est-ce que c’est que ça ?

Elle se repoussa du tapis avec tant de vigueur qu’elle dériva près du plafond. Domo ne pouvait répondre, vu que Maman avait rendu l’intelligence artificielle aveugle à la présence de la lampe.

En revanche, elle savait à qui s’adresser pour obtenir des réponses.

Oncle Gram acheta six minutes du temps à Dominus pour communiquer avec Europa. Il ne put retracer le type qui lui avait revendu la lampe, mais il consulta des amis sur place. Pendant que nous attendions les réponses de ses copains, la bosse sous le tapis avait poussé, laissant deviner la forme familière d’un bol de salade renversé…

Le tapis autour de la bosse était passé du vert lustré à un blanc cassé.

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Dix jours après mon anniversaire, les poils du tapis qui retenaient la nouvelle demi-sphère s’étirèrent. Ils se cassèrent, un par un, révélant une teinte orangée familière.

J’étais témoin de la naissance d’une nouvelle lampe, un moment d’émerveillement.

Puis j’entendis un juron de Maman.

—  Maudite glace !

Je me ruai au salon. Les poils du tapis absorbaient une grande tache brune tandis que Maman soufflait sur ses doigts ébouillantés. Le tapis emporta sa tasse intacte mais vide.

Entre les pieds nus de Maman, une toute petite bosse avait poussé sous le tapis, de la taille d’une balle de golf…

se raidit.

—  Reste ici, Beth, dit-elle. Je vais aller mettre le grappin sur ton oncle !

Depuis qu’elle avait saboté le Domo, Maman n’osait pas utiliser le système normal de communication radio. Elle décida d’aller voir oncle Gram en personne. Elle sortit dans le couloir serti de poignées à intervalles réguliers. Elle en attrapa une, puis la suivante, et se propulsa à une vitesse phénoménale, plus rapide que si elle marchait.

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Oncle Gram reposa son marteau inutile. (De toute façon il n’avait rien en commun avec la Déesse au Marteau.) Un amoncellement d’outils fendus, pliés ou fragmentés jonchait le tapis. Lui et Maman suaient à grosses gouttes, ce qui poussa les murs à ventiler plus fort.

Stupides murs ! La forte essence de citron qu’ils synthétisaient irritait mon nez.

—  Par Jupiter ! s’écria oncle Gram. Cette bestiole possède le bouclier organique le plus résistant que j’aie jamais vu !

—  Et si tu découpais le mur ?

Il pivota pour me faire face.

—  Es-tu folle, petite ?

Je reculai d’un pas : le ton irrité qu’il avait pris ne lui ressemblait pas. Mais il avait raison.

À part être stupides, les murs étaient aussi connectés au Domo, lequel était connecté à Dominus. Domo ignorait la présence biologique nouvelle, mais couper un mur déclencherait des alertes et des questions embêtantes. Quant à même toucher le mur externe épais qui nous séparait du gel mortel, c’était impensable.

La dernière chose dont Maman avait besoin, c’était d’attirer l’attention de la Tour exécutive sur ses soucis domestiques.

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Une autre semaine plus tard, huit demi-sphères dorées décoraient notre appartement, leur coque se moquant de toute tentative de les briser, leurs organes ou cerveaux hors d’atteinte derrière la circonférence de griffes ignorant toute prière, supplication ou menace.

—  Oncle Gram, tu crois que c’est une invasion ?

Les histoires projetées sur les murs avaient envahi mon imagination. Oncle Gram manqua de s’étouffer, crachant des gouttes de café. Ses copains d’Europa ne lui avaient pas encore répondu.

Le tapis prit plus de temps pour absorber les taches de café, sa vive couleur avait viré à un ton gris maladif. Bien entendu, le Domo restait inconscient de son martyre.

Quant aux murs, les lampes hémisphériques les avaient tellement ralentis que je devais attendre une pleine minute avant d’entendre ma ballade favorite des JJ.

Comme l’aurait dit la Déesse au Marteau, ça regardait mal.

 

Jupiter swirls - Nasa

(c) NASA/JPL Caltech/ photo prise par la sonde Juno 2023

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À la fin, c’est tante Cally qui apporta une explication. À sa manière maladroite, en renversant son café après que sa sandale ait buté contre, oui, une autre bosse.

—  Ma patronne a dit que des lampes comme la vôtre se multipliaient partout sur les autres colonies.

Même si elle n’avait pas les doigts les plus dégourdis de Gany City, ça lui était difficile de ne pas remarquer les douze lampes qui dispensaient leur lumière dorée autour du salon.

—  Europa a même déclaré une quarantaine, saviez-vous ? poursuivit-elle en frissonnant.

(Les stupides murs avaient cessé de nous éclairer et parvenaient tout juste à conserver une température viable.)

Cally avala en deux gorgées les magnifiques torsades de mousse que Maman avait soigneusement déposées sur sa nouvelle tasse de cappuccino.

—  Voilà donc pourquoi je ne pouvais pas rejoindre mes amis ! s’écria oncle Gram.

Tante Cally leva ses yeux sur les demi-globes dorés.

—  Euh, je pense qu’on devrait appeler ma patronne, dit-elle.

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La supérieure de tante Cally était une femme formidable dans tous les sens du terme, avec une volonté d’acier et des cheveux gris métal, qui n’avait jamais cillé quand des employés mécontents l’appelaient la Dame de fer.

Toutes ces formidables qualités se cachaient sous un enrobage de pouding au chocolat, un corps généreux qui serait vite transformé en flaque de chocolat si elle s’était hasardée à marcher à la surface de la Terre.

La grande Martha se dandina d’une chambre à l’autre, puis au salon, examinant avec des humm et des ha les lampes indifférentes, tandis que Maman restait assise, sa tête penchée comme une ampoule éteinte. Oncle Gram n’en menait pas large, mais il conservait la mainmise sur ses émotions, ses yeux céruléens tournés vers la face lointaine de Jupiter.

Lui et Maman ressemblaient à deux écoliers pris en faute. En d’autres circonstances, cette image d’eux m’aurait fait rire.

La grande Martha se laissa tomber sur le sofa. Quand les deux eurent fini de faire des vagues, elle parla.

—  Le budget d’énergie de Gany City est en déficit depuis trois semaines.

Sa voix avait une texture riche de soprano.

—  Je suppose que cela coïncide avec le retour de vacances de monsieur Gram Edison.

Oncle Gram hocha la tête, ses lèvres comprimées en un mince pli.

Pour ma part, j’étais plus inquiète pour les emplois de Maman et oncle Gram qu’au sujet d’un quelconque danger présenté par les lampes.

Maintenant, avec tous ces assistants qui se bousculaient dans la pièce (ils accompagnaient la grande Martha), prenant des lectures de flux d’énergie, de champs magnétiques et de spectroscopie des lampes, j’en étais moins certaine. Mais je n’appréciais pas qu’ils barbouillent les demi-globes de taches de peinture noire pour les marquer.

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Deux tasses de cappuccino très bien coiffées de mousse plus tard, la grande Martha résuma les conclusions en comptant les doigts fort bien manucurés de sa main gauche.

—  Premièrement, dit-elle, je tiens à saluer madame Calliente Almond pour avoir averti les autorités.

Tante Cally, peu habituée à se trouver de l’autre côté d’un compliment, rougit sous son nuage de boucles.

—  Deuxièmement, ces lampes, bien qu’elles semblent dépourvues d’intentions hostiles, drainent trop d’énergie du réseau de la cité.

La tête d’oncle Gram penchait encore plus bas. Et vlan pour son argument de « elles ne consomment presque rien » !

—  Troisièmement, on soupçonne qu’il s’agirait d’une tentative des sapiens de perturber nos colonies viables. Des communications interceptées nous ont appris que la prolifération de ces lampes avait ravagé l’écosystème de leurs planètes avant qu’ils parviennent à les arrêter.

—  Et comment les ont-ils arrêtées ? demandai-je.

Un sourire de travers crevassa le visage de Martha.

—  Éradication de tous les endroits infectés par bombe nucléaire, dit-elle en touchant un doigt. Ce qui était d’ailleurs, jeune fille, mon quatrième point.

Maman aspira brusquement par la bouche, la mousse de café tremblotant dans sa main. Tante Cally émit un hoquet de surprise. Même si ces sapiens étaient mesquins envers nous, j’espérais qu’ils aient évacué leurs populations avant de larguer des bombes atomiques sur leurs villes.

—  Cinquièmement, continua Martha, les lampes vendues à des gogos innocents (un hochement de tête en direction d’oncle Gram, qui semblait étudier le bout de ses chaussures) proviennent d’un monde où elles constituent l’échelon le plus bas de la chaîne alimentaire. Ces formes de vie ont donc développé une défense passive-agressive, leur coque d’une dureté élevée, tout en absorbant le rayonnement du soleil, l’énergie des glissements de terrain, les séismes, l’électricité…

—  Comme un orage, alors ? J’en ai vu sur le canal Savoir.

—  Oui.

La patronne tâta du pied une bosse du tapis presque mûre.

Puis elle compta son sixième doigt.

—  Mon point suivant est que les visiteurs sapiens, lorsqu’ils voyagent entre deux mondes, conservaient les lampes à l’extérieur de leur vaisseau.

—  Donc elles supportent le zéro absolu ? m’écriai-je, à la fois étonnée et soulagée.

Oncle Gram intervint, le pédagogue en lui se réveillant à des moments inopportuns.

—  Dans l’espace, la température moyenne est de trois degrés Kelvin, Élisabeth, dit-il.

Il m’agaçait.

—  Je sais, je sais, la radiation fossile et tout le bataclan…

—  Ahem ! interrompit tante Cally.

La grande Martha toucha le septième doigt de sa main gauche.

—  Selon Dominus, le budget énergétique de Gany City se maintient, avec la récolte des derniers séismes.

Puis, elle toucha son pouce.

—  Toutefois, nous devons trouver un moyen de freiner la multiplication de ces bestioles avant qu’elles ne siphonnent toute l’énergie de la ville !

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Deux nouvelles lampes venaient d’émerger du tapis malade lorsque Maman fut convoquée dans la Tour exécutive.

Je l’accompagnai. Tante Cally nous accueillit devant l’ascenseur, avec un oncle Gram taciturne.

Le sommet de la Tour s’élevait un bon quarante étages au-dessus du reste de Gany City. Les côtés transparents me renvoyaient mon image, à côté du nuage de cheveux de tante Cally, ses boucles foncées tournoyant comme les nuages de Jupiter. Maman me faisait dos, ses bras croisés si fort que ses coudes étaient couverts de jointures blanchies.

Je pressai mon nez contre la vitre isolante, produisant un ovale de buée. Des lignes de glace teintée de rouille fuyaient vers l’horizon gris, se croisant et se recroisant comme dans mes dessins d’enfant.

Regardant plus bas pour fuir la tache de buée, je cherchai à repérer ma petite fenêtre ronde parmi des milliers d’autres similaires, mais sans les lunettes spéciales qui superposaient les plans sur l’image, c’était inutile.

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Le bureau de la grande Martha se trouvait au 39e étage. Par-dessus, avait fièrement expliqué tante Cally pendant notre montée, se trouvait le réseau de communication de Gany City.

Et Dominus.

On aurait pu penser que des appareillages aussi sensibles aux perturbations seraient cachés sous la surface. Sauf que Ganymède était composée de couches de glace.

De la glace en constant mouvement.

Pour cette raison, le cœur battant et les poumons de Gany City étaient gardés à une vertigineuse hauteur dans une grille de métal, ce qui avait l’air d’une bulle argentée au sommet d’une aiguille.

La patronne au sommet de ladite aiguille n’était pas du genre à tourner autour du pot.

—  Nous avons scellé votre appartement, annonça-t-elle, ses mains croisées contre le tissu froissé de sa combinaison.

Maman se raidit sur le fauteuil où elle avait pris place.

—  Mais, mes affaires, balbutia-t-elle d’une voix chevrotante.

Martha leva sa large paume : un écran se déroula de la surface du bureau. Ce fut drôle de reconnaître mon corps vu par des rayons X, la longue silhouette d’oncle Gram, les bras croisés de Maman, et la posture voûtée de tante Cally.

Prises pendant que nous étions dans l’ascenseur.

—  Vous n’avez pas la moindre trace de contamination, dit-elle.

—  Vous nous avez scannés ? demanda Maman, qui appréciait beaucoup son intimité.

—  C’était nécessaire, Lucy. Parce que, vous savez, ces bestioles se sont répandues hors de votre unité !

Je frémis d’entendre encore une fois mon cadeau être appelé une bestiole. Maman décroisa ses bras.

—  Quoi ? Mais, c’est impossible !

Martha se pencha par-dessus son bureau, le bout de ses huit doigts appuyés les uns contre les autres.

—  Combien de fois êtes-vous entrées et sorties pendant que ces lampes croissaient dans votre appartement ?

Elle tapa dans ses mains, ses immenses paumes produisant un clap sonore. Un nouvel écran se leva du bureau. C’était une image de caméra, et je reconnus la portion de corridor près de notre entrée. Deux bosses tendaient le plancher de polymère.

Tante Cally hoqueta de surprise.

—  Ils étendent leur territoire, dit-elle, avec sa manie d’énoncer des évidences.

Martha jeta un regard à son assistante, soupira, puis zooma pour montrer une vue plus détaillée du corridor. Cette fois-ci, je remarquai un cercle de fines aiguilles qui dépassaient du mur qui se trouvait de l’autre côté de ma chambre.

Mon cadeau de fête avait pris racine.

—  Ces petites dents à la base sont capables de couper du métal, expliqua Martha. Ça leur prend du temps mais, pour finir, ces lampes vont se répandre et conquérir toute la ville.

—  Nous avons de la chance que ces créatures ne se nourrissent pas de notre électricité biologique, dit oncle Gram entre ses dents.

—  Si seulement on pouvait les arracher des murs ! s’écria Maman.

Martha leva un éventail de doigts bruns.

—  Nous avons essayé, dit-elle, avec un brin de lassitude. Nada. Une fois qu’elles enfoncent leurs griffes dans quelque chose, c’est comme pour une morsure d’alligator : impossible de les faire lâcher.

Sauf avec une bombe nucléaire, songeai-je.

Maman lissa nerveusement ses pantalons.

—  Alors, dit-elle, seriez-vous en train de… (pause pour avaler sa salive) considérer l’évacuation de Gany City ?

Une grosse boule obstruait ma gorge. Mon cadeau de fête allait forcer l’évacuation du seul foyer que j’aie connu. Et de Ganymède, puisque Gany City était la seule ville. Je reniflai discrètement.

Oncle Gram couvrit de sa main l’épaule de Maman.

—  Nous trouverons une solution, Lucy, je te le promets.

—  Est-ce qu’il y aurait un autre moyen, à part larguer une bombe nucléaire dessus ? demanda Maman, écartant les bras en signe d’impuissance.

Tante Cally hocha la tête d’un mouvement saccadé qui entraînait ses boucles.

—  Ouais, c’est violent, une bombe. Sans compter qu’on n’aurait plus de ville non plus.

La grande Martha haussa les épaules.

—  Si on arrivait à extraire les lampes des murs, dit-elle, et si nous pouvions les placer dans un milieu dépourvu de la moindre forme d’énergie, même lumineuse, elles mourraient de faiblesse.

Pendant que les adultes discutaient de mon cadeau, je laissai mon regard errer sur le paysage au-dehors.

Depuis cette hauteur, je voyais mieux les grandes lignes de faille qui donnaient à notre monde l’allure d’une pomme blanche desséchée. Je pouvais déduire leur âge relatif par leur largeur, leur netteté, leur couleur. Je suivis les lignes des yeux jusqu’à ce que la courbure de Ganymède les cache, imaginant leur chemin se prolongeant sur l’autre face.

Un câble épais coupait la vue. Les câbles de fer verticaux le long de la tour récoltaient l’électricité produite par le puissant champ magnétique de Jupiter. Les variations du champ, avait expliqué tante Cally.

Sa danse nous donne de l’énergie, avait-elle récité à mon anniversaire.

Et encore plus d’énergie était transmise par les fractures de la glace. Je fixais encore les rides de Ganymède qui fuyaient au loin. Les conversations – celle que j’avais eue plus tôt, et celle qui se déroulait en ce moment – se mêlèrent dans ma tête.

Je ne voulais pas tuer mon cadeau de fête. Ces bols de salade lumineux n’étaient pas conscients qu’ils nous nuisaient. Ils voulaient juste survivre, grandir, prospérer.

Mais leur prospérité nous forcerait à partir.

À ce moment, je contemplais une faille, si vieille qu’elle disparaissait sous les lignes plus nettes des autres failles.

Et une réponse jaillit en moi comme du magma d’une cheminée volcanique.

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Oncle Gram dég#agea ses longs doigts des poignées hexadécimales. Les coussins au bout de ses doigts étaient déformés par des années d’utilisation de ces poignées pour contrôler à distance les appareils de forage.

—  C’est prêt, dit-il.

Je saisis mon habit de vide du crochet où il était suspendu. C’était une combinaison tout-en-un d’un beau bleu vif (pour contraster avec le gris laiteux de la surface), avec réserve d’air intégrée. Et facile à enfiler.

J’avais déjà glissé mes pieds dedans quand oncle Gram se tourna vers moi, frottant ses seize doigts les uns contre les autres.

—  Es-tu certaine que tu veux le faire, Élisabeth ?

J’examinai la bande hermétique de mon casque pour y déceler des anomalies. Je ne sortais pas souvent, mais tous les enfants de Ganymède apprenaient à rentrer dans un scaphandre avant l’âge de cinq ans standard ; et les plus jeunes rampaient dans une bulle d’air d’urgence.

—  Oui, mon oncle, dis-je.

Je déposai mon casque qui ajouta une couche d’orange à toutes les couleurs ambiantes, rehaussant la pâleur du visage de tante Cally qui agrippait les contrôles de son écran. Un gros point rouge y brillait.

—  Après tout, ces lampes sont mon cadeau de fête.

Maman se rapprocha de moi, ses nombreux doigts finissant d’attacher son casque gris foncé.

—  Allons-y, Beth, dit-elle. Et prie l’univers que ton idiot d’oncle ne nous ait pas…

Je perdis le reste quand la bande hermétique de son casque se scella.

L’oncle idiot referma la porte du sas derrière nous, avec une expression piteuse sur ses traits teintés d’orange.

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J’aurais aimé entendre le crissement de la glace sous mes semelles. Mais elle était tellement durcie que mes pas n’émettaient aucun son, surtout dans l’atmosphère ténue de Ganymède.

Maman et moi attendions, tournées vers le mur qui encerclait Gany City. Elle tenait la longue poignée d’un outil.

Le disque de Jupiter occultait les étoiles au-dessus de nos têtes. Des projecteurs, des fenêtres, des caméras mobiles traçaient une toile de lumières qui délimitaient la silhouette de la tour exécutive, pointée comme une flèche pour percer le cœur de Jupiter, avec la cage de Dominus.

Je fixai les lumières de la ville. J’imaginais mille raisons qui pourraient faire échouer le plan.

Une tape sur mon épaule droite. Le gant de Maman pointa vers le mur.

Une porte avait glissé de côté. Une araignée de métal se découpa contre l’éclairage d’un hangar. L’araignée trottina maladroitement vers nous sur ses grosses pattes, traînant un grand filet qui frottait contre le sol, soulevant des cristaux de glace.

L’araignée s’arrêta à environ quatre mètres du mur.

À l’intérieur du grand filet, un générateur commençait à émettre de la chaleur. (Je ne pouvais sentir la température à travers mon habit, mais je pouvais voir les témoins verts allumés le long du cylindre.)

Il fallait maintenant attendre encore. La deuxième partie du Plan avait été discutée et révisée des centaines de fois depuis que j’avais interrompu la conversation des adultes dans le bureau de la Grande Martha.

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Une fois mis au courant de la situation, Dominus demanda poliment la permission de se mettre hors-ligne. La dernière transmission que je reçus par mon casque fut la réponse de la Grande Martha : accordé.

Mes écrans noircirent.

Le réseau entier s’éteignit. Les fenêtres illuminées de Gany City s’effacèrent dans le noir.

Les foreuses ne foraient plus.

Les Domos délaissèrent leur fonction de garde.

Les tapis s’aplatirent, laissant les déchets en place.

Les murs cessèrent d’être stupides.

(Ils cessèrent aussi de jouer de la musique, de ventiler, de filtrer l’air, d’éclairer, et surtout de chauffer.)

Dans cet état, des vents de cent degrés Kelvin refroidiraient les structures. La chaleur et l’oxygène fuiraient par les plus infimes fissures. J’imaginai tous les habitants enveloppés dans leur combi chauffante, relocalisés dans le centre d’achats sous la tour.

La ville entière gèlerait en moins de vingt-quatre heures.

Dorénavant, la seule source d’énergie sur tout Ganymède provenait du générateur dans le filet (avec une infime part suintant de nos combinaisons).

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Les techniciens municipaux avaient laissé ouverte la porte de notre appartement, après avoir isolé notre section. Mais il fallait fournir une voie d’échappement.

Maman plia ses genoux.

Dans la faible gravité de Ganymède, elle bondit, le long manche du marteau en main. Pour un moment, je crus voir mon héroïne, la Déesse au Marteau, moins les longs cheveux blonds.

Elle atterrit souplement sur la première rangée de toits.

Un moment plus tard, je l’imitai. Je sautais moins haut qu’elle, mais je parvins à agripper le rebord. Je me hissai sur la surface renforcie du toit.

Depuis ma position, la ville était une plaine sombre qui s’élevait graduellement pour rencontrer la base de la Tour.

Nous n’avions pas d’appareil, mais localiser les fenêtres de notre appartement ne posa aucun problème. La douce lumière qui s’échappait de leur vitre convexe ajoutait un peu d’or dans la mince atmosphère.

Par bonds, nous courûmes vers notre logis. Maman arriva avant moi. La lumière du salon frappait son casque, révélant son expression inquiète.

Je me penchai au-dessus de ma fenêtre. Je reconnus la couleur pâle de mon tapis inerte, l’étagère avec mes poupées muettes dans leurs robes de mousseline. De nouvelles lampes s’étaient ajoutées sur mes murs, dispensant leur incroyable lumière dorée.

Elles illuminaient avec tant d’intensité que je me demandai si elles cherchaient à se rassurer entre elles.

Maman appuya un pied sur le rebord de la fenêtre. Elle empoigna son marteau, tous ses doigts noués autour du long manche. Je posai une main sur son bras. La visière bombée de son casque se tourna vers moi.

Je désignai le marteau.

L’outil pèserait plus de cent kilos sur la vieille Terre ; sa tête d’acier était fuselée pour garantir un impact maximal. Bien entendu, tous les collègues de Maman et ceux d’oncle Gram s’étaient offerts pour la tâche. Maman avait refusé, déclarant qu’elle avait fauté par son manque de vigilance face au cadeau. Elle avait aussi avancé que les doigts d’oncle Gram étaient les plus habiles pour programmer à l’avance un foreur.

Peu importait.

Ces lampes dorées étaient, ultimement, ma responsabilité.

Le manche du marteau tapa l’intérieur de mon gant avec la douceur d’un papillon. Maman fit un pas de retrait, et un rare sourire éclaira son visage fatigué.

Vas-y, me dit-elle avec ses mains.

J’empoignai le manche.

Canalisant ma déesse intérieure, je soulevai le lourd marteau, très haut au-dessus de ma tête. J’eus une pensée pour ces beaux demi-globes dont le seul crime était de vouloir faire des enfants, et une demi-pensée pour mes poupées qui voulaient seulement parler.

Puis, je frappai de toutes mes forces la fenêtre par laquelle j’avais si souvent admiré Jupiter.

Je n’entendis que ma respiration.

Mes paumes vibraient du contre-choc. Je n’avais rien cassé, mais une fissure aux bords pâles rayait le bioverre.

On construisait solide ici. Les volets anti-météorites se seraient refermés si le Domo avait été actif.

Je fis un deuxième essai. Cette fois, mon coup effleura à peine la surface.

Maman agita son éventail de doigts pour me demander le marteau. Je le lui remis. Elle leva l’outil loin au-dessus de son casque, très haut. Des rubans de larmes brillaient sur ses joues, révélés par la lumière des lampes.

Puis Maman frappa un grand coup, avec une force multipliée par la colère, en plein centre.

Dans un silence total, la vitre bombée se fracassa en miettes. Les fragments s’élevèrent, une fontaine de cristal jaillissant avec l’air contenu dans l’appartement qui avait été notre foyer.

Ils entraînèrent bien des objets à leur suite, des tasses de café oubliées sur le comptoir, des bibelots affreux de tante Cally, des sous-vêtements oubliés sur le lit de Maman…

Mes poupées s’envolèrent en tournoyant dans leurs robes pastel, leurs bras tendus comme pour une ronde, petites étoiles qui allaient rejoindre toutes les autres.

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La troisième partie du Plan allait s’enclencher. Je perçus une légère vibration, transmise par le sol gelé et les toits, pendant que les grosses pattes du foreur tapaient et tapaient la glace. Le générateur dans le filet augmentait son émission de chaleur.

La plus difficile partie de ce plan, c’était que Maman et moi devions fermer nos propres systèmes de support vital. Seule notre alimentation en oxygène provenait d’une valve mécanique.

Un froid mordant s’insinua au bout de mes doigts et mes orteils. Nous observions les murs de ma chambre.

Je frissonnais déjà malgré mes couches de vêtements chauds. La possibilité de perdre des doigts au gel dominait mes pensées, comme le disque sombre de Jupiter au-dessus de nous. Nous savions qu’il y aurait un délai.

Une tape légère sur mon épaule. Maman pointa vers le bas.

Une première lampe s’était déracinée du mur. Elle se mut vers le haut, un mouvement que les minuscules griffes rendaient hypnotique.

Maman me repoussa du bord lorsqu’une deuxième lampe se décrocha et escalada le mur derrière la première, laquelle négociait le rebord cassé de la fenêtre. L’angle révéla la face ventrale, et les nœuds de racines ou de tentacules qui avaient percé le mur comme un riche terreau.

Nous reculâmes à une bonne distance de la procession de lampes qui rampaient sur les toits, vers le périmètre de la ville.

Je ne sentais plus mes doigts. Mes pauvres dix doigts.

Maman remua : un clic résonna alors qu’elle vissait le bout d’un tube à mon casque.

—  Est-ce que tu m’entends ?

Sa voix me sauta aux oreilles. Je réalisai à quel point le silence m’avait fait sentir seule.

—  Maman ? Les lampes vont sentir ton énergie !

—  Non, dit-elle, c’est seulement un tube acoustique.

En effet, la ligne de lampes jaunes poursuivait son chemin vers le bord. Le premier demi-globe atteignit le mur périphérique. Je distinguai une trace de peinture sur sa coque, formant un zéro. C’était mon cadeau, la première lampe, marquée par les techniciens !

Sa lumière vacilla, puis disparut.

Mon cadeau s’était laissé tomber ! Je fermai les yeux par réflexe. Quand je les rouvris, le demi-globe rebondissait sur la glace ferme, intact, avec une lenteur typique de notre gravité.

Puis, la lampe reprit son chemin, s’orientant dans la grande plaine gelée pour se rapprocher de la source de chaleur en forme de saucisse.

Une autre lampe, plus brillante que la première, bascula du bord, roulant sur la glace. Celle-ci rebondit, mais retomba sur la partie bombée, comme une tortue sur le dos. Elle restait là, ballante. D’autres demi-globes tombèrent et roulèrent. Trois se rassemblèrent pour soulever leur camarade en difficulté.

Je jetai un dernier coup d’œil, pour m’assurer qu’aucune n’avait été oubliée derrière.

—  Elles sont toutes sorties, me dit Maman. Je les ai comptées.

Bientôt, la procession de petites, moyennes et grandes lampes s’était reformée, progressant vers le long corps chaud. Les très petites, fraîchement libérées du tapis, étaient guidées par des plus grosses.

Les lampes affamées n’atteignirent pas la chaleur promise. Les pattes d’araignée du foreur se mirent en branle pour s’éloigner de la ville. Le lourd générateur traçait un sillon sur la glace, que les lampes suivirent.

Ça me rappelait ce conte avec des enfants entraînés hors de la ville par un musicien. Je ressentis une grande tristesse en voyant la colonne de lampes dorées s’étirer vers l’horizon, leur éclat s’amenuisant à mesure.

J’avalai.

—  Maman, dis-je, mes lampes, tu es certaine, que…

Je balbutiais. Une larme chaude descendit le long de ma joue droite, trop loin pour que je puisse la goûter du bout de la langue.

—  Mais non, tu ne les tues pas, ma chérie.

Je me mis à pleurer, une catastrophe à l’intérieur d’un scaphandre. Impossible de toucher mon visage. Soudain, je sentis la pression des bras autour de moi.

—  Tes lampes ne mourront pas, dit Maman d’un ton résolu. Et je suis tellement, tellement fière de toi, Élisabeth !

Je clignai des yeux, incrédule, et appuyai mon casque contre le sien.

Le foreur conduirait les lampes dans une crevasse profonde, de l’autre côté de notre lune. La machine héroïque resterait avec les créatures jusqu’à ce que le générateur – et sa propre batterie – soit vidé.

Comme les températures sur Ganymède se dépasseraient jamais 100 degrés Kelvin, les lampes entreraient dans un cycle à basse énergie. Comme des animaux qui hibernent, avait dit tante Cally.

Elles absorberaient l’énergie des tempêtes magnétiques et des séismes. Ce serait assez pour laisser grandir les lampes-enfants, mais pas assez pour encourager leur multiplication.

Mes lampes resteraient en vie, éternellement.

Du moins, jusqu’à ce qu’on trouve le moyen de les renvoyer sur leur monde d’origine.

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Je soufflai fort pour éteindre les douze chandelles de cire du gâteau. Les chandelles étaient un luxe que nous pouvions nous permettre, comme ce plus vaste appartement sur la tour. La grande Martha et tante Cally échangèrent un sourire complice, sirotant leur tasse de cappuccino ornée de belles spirales de mousse, servies par oncle Gram.

Nous avions dorénavant deux belles fenêtres pour admirer le paysage. De mon bureau d’études, mon regard dérivait souvent vers les lignes de fracture qui s’enfuyaient vers l’horizon. Je travaillais très fort pour devenir exobiologiste.

Une scientifique ordinaire, avec dix doigts.

Parfois, la nuit, quand j’étudiais tard pour me préparer à un test, une bande de lumière dorée ondulait au-dessus de l’horizon courbe, comme une aurore boréale de la Terre. Oncle Gram affirmait que c’était notre atmosphère qui reflétait les cristaux de glace éclairés sur l’autre face.

Il n’en croyait rien, et moi non plus.

Il y a des cadeaux qui durent longtemps…

Maman revint, tous ses doigts sous la base d’un paquet emballé de papier casse-tête. Elle déposa le cadeau sur mes genoux. C’était lourd. Et assez gros pour contenir un demi-globe doré.

Je résolus les énigmes et défis l’emballage, mes froissements résonnant dans le silence des adultes autour de moi.

Ce n’était pas un demi-globe. Soulagée, je dégageai un genre de soupière cuivrée décorée de tubes. Deux loquets en cuivre retenaient le couvercle fermé.

La grande Martha agita une main pleine de doigts.

—  Allez, jeune fille, ouvre !

Je défis les loquets. Clic. Clac.

Le couvercle pivota sur ses ressorts. Il s’en échappa une bouffé de vapeur qui sentait le renfermé.

Et aussi un son, parfaitement inconnu sur Ganymède.

Miaaaaw ?

 

 

Les lampes de Ganymède 

Copyright © 2024 Michèle Laframboise
Texte publié dans Solaris 229, 2024
Image © Michèle Laframboise

 


Genèse de l’histoire:

La vie est-elle possible sur Ganymède, ce monde de glace dominé par l’immense orbe de Jupiter?  Pour son 11e anniversaire, Beth reçoit une lampe vivante, rapportée de voyage par Oncle Gram, un cadeau inoffensif en apparence… Une version plus courte de cette nouvelle a été publiée en anglais sous le titre « Ganymede’s Lamps » dans la revue en ligne Luna Station Quarterly 42 (2020).

Les lampes de Ganymède sont éligibles
aux Prix Aurora-Boréal de la meilleure nouvelle 2025 (mise en nominations à venir)
aux Grands prix de l’Imaginaire 2025 (mises en nomination à venir)