Banlieue-bonbon
par Michèle Laframboise
J’aurais dû me douter que quelque chose clochait quand les criquets ont cessé de chanter.
Imaginez un soir parfait au creux de septembre qui verse doucement l’été dans l’automne. Le soleil venait de sombrer dans les coussins vaporeux de ciel rose, brillant comme une lampe derrière un rideau de théâtre.
Je prenais ma marche vespérale, saluant chaque bébé arbre planté le long de la rue Chocolat.
Nous étions deux au moment d’acheter notre maison dans ce délicieux morceau de banlieue perdu dans le grand gâteau urbain de Toronto. Je suis devenue une quand mon doux mari, revenant de son travail au centre ville, fut fauché par une Impala 1999 conduite par un ado enivré de puissance et d’alcool.
J’ai conservé cette habitude même si chaque année ralentissait mes pas et faisait grogner mon genou droit. Je connaissais chaque voisin, même si je tendais à oublier leur nom.
Le motard au grand cœur du 2818, un colosse toujours entrain de fricoter avec ses Harley-Davidson (une moto rouge, une verte), même après que sa copine emo vêtue comme la nuit avait filé l’un dernier.
La famille parfaite et prospère (six enfants au compteur) du 2820 sortait l’artillerie lourde à Noël avec une crèche lumineuse, mais méprisait l’Halloween, cette tradition païenne. Ils possédaient un autre genre d’artillerie aussi, et une tondeuse à essence qui empestait la rue.
La paire de gentilles dames nigériennes du 2824, qui transportaient mes provisions, soulevaient l’ire des occupants du 2820, un peu parce qu’elles avaient immigré ici, beaucoup parce qu’elles vivaient ensemble.
L’une scrutait attentivement le ciel pour des oiseaux, l’autre scrutait inlassablement les ordinateurs pour des bogues, les deux dansant au rythme de la gigue-économie. Ni elles, ni le motard au grand cœur n’auraient eu les moyens d’une première maison dans ce quartier. Toutefois, le promoteur Sweet Développement Inc. avait réservé une fraction de logements à prix très modique.
J’aurais dû me méfier, alors.
“Pour encourager la diversité,” avait dit la vendeuse, découvrant ses dents éclatantes de santé, presque extraterrestre.
Cette diversité ne faisait pas l’affaire du vieil acariâtre du 2826 qui astiquait amoureusement son SUV dont les pneus griffaient le gazon à côté de sa caravane Mountain Lion, laquelle occupait l’entièreté de son entrée de garage. Il en avait aussi contre la musique, les enfants, les dames nigériennes et les chiens qui pissent sur le restant de sa pelouse. Il avait hâte de prendre sa retraite et de filer à bord de son lion des montagnes.
Pour eux tous, j’étais la Veuve du 2822 rue Chocolat, une maison en désordre au gazon négligé qui abritait aussi, depuis peu, mon fils, tout aussi négligé et désordonné.
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La rue Chocolat rejoignait la grande avenue Sweet enroulée comme un serpent au repos, avec une petite forêt intouchée au centre. L’avenue comptait un dépanneur, une épicerie fine microscopiques avec des prix macroscopiques pour les touristes de passage, et un boutique de friandises qui offraient des paniers cadeaux de chocolats enveloppés d’une pellicule de plastique.
Pour le reste, il fallait sortir par la « queue » du serpent et rejoindre la grande ville.
Des rues partaient de l’avenue circulaire, des croissants au nom de friandises, chacun avec cinquante bungalows copié-collés. Notre banlieue-bonbon était enveloppée de parcs et d’une barrière antibruit. Pour se faire une idée du plan, imaginez un jeu de Spirograph. Enfin, pour ceux qui s’en souviennent.
Juste avant d’atteindre Sweet Circle avec ses vitrines de bonbons, je m’arrêtai devant le 2830, la dernière maison de notre croissant chocolaté.
Là, l’asphalte du trottoir rencontrait une majestueuse entrée menant à un manoir à trois étages, flanqué d’une étendue de gazon si dense et ras qu’on aurait dit un tapis de minigolf. Deux lions de marbre gardaient cette entrée, leur regard courroucé semblait me suivre, si réaliste que les fauves semblaient prêt à me dévorer. (Non qu’il y ait beaucoup à dévorer, à mon âge)
Gabriel Hookes avait gagné à la loterie du Get-Rich-Quick. Lui et son épouse avaient jeté à terre le bungalow copié-collé pour ériger cette horreur blanchie qui dominait notre douce banlieue-bonbon. Pourquoi n’avaient-ils pas emménagé dans une des propriétés cossues de Sweet Circle restait pour moi un mystère.
Car il y poussait de ces façades vénérables de pierres grises à tourelles et fenêtre à viraux qui brillaient comme des diamants jaunes la nuit. Mais on n’y voyait jamais personne. Peut-être que les occupants avaient été dévorés par la forêt du centre, comme dans ces films d’horreur que mon mari consommait à outrance.
Enfin, mon fils a tout de suite adoré l’endroit, et les noms de rues : Cacao, Fudge, …
— Toutes délicieuses, avait-il dit, en déposant ses deux grands sacs de jute et son sac à dos dans mon vestibule.
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Le ciel virait à cet indigo si magnifique à contempler (et si infernal à lire sous la plume fatiguée de milliers d’écrivaillons qui abusaient du terme.) Appuyée sur ma canne, je goûtais le silence de cette heure en attendant les grillons. Les Lincolns, Mercedes et Toyotas des voisins étaient de retour dans les entrées, les familles occupées à diner ou regarder la télé.
Mais il manquait ce grattement si mélodieux des grillons qui invitaient au sommeil. J’adorais ces chants qui montaient des brins d’herbe.
Si vous vous approchiez pour les apercevoir, crac! Les grillons se taisaient.
Le truc était d’attendre, immobile, qu’ils se remettent à gratter leurs pattes contre leur armure de chitine. L’un d’eux, plus courageux ou plus désespéré que les autres, reprendrait le chant, suivi par d’autres, et le choeur rythmique remplirait l’air.
Ce soir: rien. La rumeur lointaine de la ville derrière les murs anti bruit, un étourneau qui proteste, une porte qui se referme, le claquement d’une gouttière de métal qui se contracte.
Mais pas de stridulation de criquets.
Les insectes avaient-ils été victimes d’une gelée hâtive? Même les cigales qui s’en donnaient à cœur joie dans la journée (merci, le réchauffement!) s’étaient tues dans l’après-midi.
— Hé, Mme Lambert, comment va vot’ gars?
Ma main se crispa sur ma canne.
Dans l’ombre d’un de ses lions de marbre, brillait le point rouge d’une cigarette que Gabriel Hookes venait d’allumer. Comme tout bon gaz en expansion, l’odeur du tabac sauta à mes narines.
— Bien, dis-je, d’un ton gris et neutre.
Il est de ces sujets que je n’aime pas aborder.
— Est-ce qu’il a trouvé du travail? demande-t-il, se détachant de la noirceur.
Je frémis, à cause du sel qu’il venait de jeter sur une blessure.
Mon Torry cherchait encore sa voie dans le monde, sans la trouver. Il ne voulait plus retourner au collège, sans me dire pourquoi. Il était doux et timide, une tare aux yeux des bandes qui régnaient sur le campus. Mon fils avait dû subir du harcèlement, mais je ne pouvais l’aider. Il était, techniquement et légalement, adulte.
Pour ne pas donner de satisfaction à ce voisin trop curieux, je bifurquai sur un autre sujet.
— Z’avez pas remarqué quelque chose d’étrange, ces temps-ci?
— Quoi, à part le cabot des Mooseberry qui pisse sur mon herbe?
Un autre qui ne jurait que par son carré vert, et malheur à tout producteur de crotte qui y laisserait un cadeau!
— Non, dis-je, reposant mes yeux sur son jardin tout aussi méticuleusement entretenu.
J’allais dire « les grillons » quand, d’un coup, ça ma frappée.
Le silence. On entendait quelques oiseaux, mais aucun grésillement d’insectes, pas de mouche bourdonnante et, plus remarquable par leur absence en fin de saison chaude, aucune guêpe voleuse de nourriture.
— Je n’ai pas vu un seul insecte, aujourd’hui, dis-je. Même pas une fourmi pressée qui traverse le trottoir.
Hookes renifla l’air ambiant, puis sourit, ses nouvelles dents presque bleues dans son visage bronzé.
— Bah, bon débarras!
Les lampadaires s’allumèrent, dispensant une clarté bleue qui fatiguait mes yeux. Je les portai au sol, et c’est alors que j’aperçu une série de fissures parallèles dans la rue. J’aurais juré que ces fissures ne s’y trouvaient pas quelques minutes auparavant.
Anormal. L’asphalte traverse un cycle de vie, noir et doux à la naissance, pâle et crevassé avec les années. Comme nous les humains. Or, ce printemps des travailleurs en veste orange avaient cassé la vieille asphalte, la remplaçant par du bitume lisse et noir comme du charbon.
— Quel travail bâclé! s’écria Hookes. Ils vont m’entendre à la ville!
Je quittai le trottoir et clopinai jusqu’à la plus proche ride. Drôle de fissure : les bords s’élevaient comme des montagnes poussées par la collision de plaques tectonique.
— On dirait que quelque chose pousse par-dessous, dis-je.
Hookes expulsa un jet de fumée bleue et jeta sa cigarette allumé dans une fissure boudeuse.
— Un tremblement de terre?
— Non. On aurait au moins senti une secousse.
En contournant une fente, je vis que plusieurs autres couvraient la rue, plus loin. Je pointai du doigt son château.
— Pourrait-on monter pour voir ça de plus haut?
— C’t’un prétexte pour voir ma décoration intérieure? fit-il, avec une pointe d’amusement dans la voix.
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Hookes souleva le battant de la fenêtre du troisième étage, qui donnait une vue d’oiseau de la rue Chocolat avec ses bébé-arbres. J’avais bénéficié de l’ascenseur fraîchement installé, une colonne de métal qui tranchait sur la rampe de bois de l’escalier tournant.
Pendant que lui et son épouse râlaient sur le ville et ses services pourris, je me penchai. Les étoiles n’étaient guère visibles avec la pollution lumineuse, sauf le mince croissant d’une nouvelle Lune. Le silence était pesant, sans les chants rythmés des grillons.
Un aboiement s’éleva dans la nuit. Le chien des Mooseberry, pourtant si placide.
Une salve de jappements de jeune chiot monta, venant d’un autre secteur. Un voleur pris sur le fait? Un raton-laveur trop audacieux?
Je reportai mon attention vers la rue : entre 2814 à 2828, des rides diagonales s’étendaient, qui ressemblaient aux plis sur un fudge au chocolat raté. Une longue crevasse fendait l’avenue Sweet en deux sur le sens de la longueur. Les dégâts ne s’arrêtaient pas là : le trottoir près de lions de marbre était traversé d’une fissure béante, s’ouvrant sur l’obscurité comme une mauvais sourire. J’avais marché sur ce trottoir intact, quelques minutes auparavant.
Les yap-yap stridents d’un Chihuahua se joignirent aux aboiements. Puis un quatrième… Les animaux flairaient les séismes avant les humains, c’était connu.
Un grondement sourd comme celui d’un lourd camion monta. Le plancher se mit à danser sous mes pieds. De la cuisine du bas montaient le tintement de verres de cristal et le choc de bureaux contre les murs.
Jamais je n’avais vécu un séisme aussi violent, au moins 6 à l’échelle Richter. Bizarre, car notre région était bien assise sur les roches stables du Bouclier canadien, lui-même presque aussi vieux que la planète.
Dans le fatras de craquements et de cris d’effroi de gens sortis de leur bungalows, j’entendis le grand fracas de métal : la caravane venait de se renverser par-dessus le SUV. Cette perte ne m’affectait guère, mais je m’inquiétais pour Torry. Je ne pouvais pas voir sa silhouettes parmi les gens sortis sur leur cour avant.
Gabriel Hookes et sa femme avaient cessé de récriminer, ce dont je m’aperçus quand ils me prirent chacun par un bras pour m’évacuer par les escaliers. La cage de métal de l’ascenseur valsait trop joyeusement.
Enfin, à demi marchant, à demi transportée, ma canne, mes voisins et moi surgirent des portes jumelles du manoir.
Les pierres de la cour intérieure dansaient elles aussi, sautant comme dans un film d’Indiana Jones. Les voitures de luxe du garage bondissaient sur leurs amortisseurs avec des grincements de tôle. Les lions de marbre se trémoussaient sur leur socle, ce qui arracha un cri d’horreur à Mr. Hookes, qui les avait fait venir d’Italie.
Nous franchîmes ce terrain mouvant jusqu’au trottoir qui ressemblait maintenant à un casse-tête de béton, les dalles s’amusants de nos pieds.
— Maman!
Mon fils courait vers moi, sautant de côté pour éviter le jaillissement de plaques de béton. Il portait encore son costume de chasseur d’emplois, les pantalons en denim propres et la blouse qui ne le rendaient pas plus rassurant, même avec la cravate qu’il avait dénouée.
Quand il m’enveloppa dans ses bras, sa repousse de barbe grattait ma joue et je respirai son haleine de spaghetti. Son cœur battait dans sa caverneuse cage thoracique.
J’ignore combien de temps je suis restée blottie contre mon fils. Jadis, c’était moi qui consolais le petit Torry après une journée à subir les moqueries de ses camarades. Enfin, les tremblements s’amenuisèrent. Les rides de fudge s’étaient figées.
Les lumières des demeures cossus de l’avenue Sweet se sont éteintes, sans doute une coupure d’électricité. Toutes les lumières aux fenêtres de notre rue, sauf pour le château de notre gagnant de loterie qui brillaient toujours, grâce à sa génératrice d’urgence. Les lampadaires fonctionnaient encore. Je me souvins qu’ils puisaient dans leurs piles solaires.
Torry et moi regagnâmes notre maison, lui regardant le ciel, moi le sol traître. Toute la famille du 2820 était agenouillée sur leur gazon, le père récitant des versets de l’Apocalypse d’une voix sonnante de bariton. Le duo de dame nigériennes s’empressèrent auprès de moi, leur cris de joie à la mesure de leur soulagement.
Dès qu’il les apercut, le père s’interrompit à mi-verset et brandit un crucifix argenté.
— Repentez-vous! cria-t-il. La fin du monde est proche!
La plus courte des dames émit un grondement, prête à en découdre. La plus grande (mais misère, quel était son nom?) se plaça devant ma frêle personne pour me préserver d’une dispute potentielle.
Obéissant à sa nature timide et fuyant les conflits, Torry se glissa en haut des marche de la galerie avant de la taille d’un mouchoir. J’avais besoin de larguer une réponse adéquate pour préserver la paix du voisinage déjà bien éprouvé. Je levai les yeux, une partie de moi espérant faire un vœu sur une étoile en cette étrange nuit.
Il y avait, par-delà les toits des derniers bungalow de ma rue, un astre assez brillant pour être Jupiter. Je clignai des yeux. Quelque chose avait changé.
Ma maison au 2822 se trouvait au milieu du croissant. Je ne pouvais voir les extrémités de notre rue.
Or, j’apercevais non seulement les maisons marquant l’intersection, mais plus loin, le cercle de l’avenue Sweet, soulignées par un cercle de lampadaires. Décidément, ce séisme a bousillé la topographie.
La voix de Torrance, toujours sur la galerie appuyé sur la rambarde, me parvint.
— Maman, c’est bizarre. On dirait que la Terre inverse sa courbure!
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Le sol ne tremblait plus, les chiens avaient arrêté leur concert, mais le paysage continuait de se transformer. Pas étonnant que les insectes se soient envolés!
C’était comme regarder au fond d’un bol de salade de trois kilomètres de largeur depuis le bord Toutes les rues en croissant autour le l’Avenue Sweet d’élevaient, maintenant visibles : Fudge, Scone, Caramel, Réglisse…
Quelque chose emballait notre banlieue comme un gros cadeau. Ni Dieu ni anges, mais indéniablement puissant. Assez pour envoyer la gravité se faire voir ailleurs! Je devais être inclinée à 60 degrés. Mes pieds et ma canne bien plantés sur le balcon, j’attendais que ma maison se détache et roule au fond du bol, vers la forêt couronnée de lampadaires et de maisons cossues. Mais non, elle semblait collée au bol qui s’incurvait davantage.
Les rues s’élevaient comme des pétales de fleur, marquées par l’éclat doré des lampadaires. Les maisons cossues du centre avaient laissé tomber leur toit de tuiles, révélant des rouages anguleux.
Au-dessus de nos tête, le ciel rétrécissait à mesure que le bol s’élevait.
Au dehors, les Torontois ébahis devaient voir de grands doigts de terre se recourber, desquels se détachaient des fragments de conduites d’eau, des tuyaux d’égout et de fils électriques, les entrailles de la ville. Aucune odeur d’égout ne nous atteint. Je ne reniflais que l’herbe humide et les feuilles mortes de ma cour négligée.
Je m’appuyai contre mon fils. Torry absorbait tout avec délectation, son corps électrisé. Il suivait ces opérations avec une intensité qu’il n’avait jamais déployée dans d’autres aspects de sa vie, comme les classes.
— Ca va faire un gros ballon de plage, Maman!
Je vis en esprit le tracé des bandes d’un ballon, mais d’un poids incommensurable. De grands pans seraient forcément détruits pour refermer notre banlieue sur elle-même.
Je suivis du regard la transformation, mains sur la rampe avec mon fils lui aussi mesmérisé. Et mes voisines nigériennes, et le motard, tous les voisins observaient.
Maintenant, la barrière anti-son s’élevait elle aussi, son béton se comportant comme un élastique, se contractant, entrainant les aires de parc autour des rues. Les grands triangles verts glisser les uns sur les autres, avec les petits arbres. J’entendis des craquements de bois cassé, mais rien ne chuta sur nous, l’étrange gravité tenant bon.
Torry pouffa.
— Haha, on va se faire emballer comme un cadeau!
Le point lumineux que j’avais pris pour Jupiter était une plaque hexagonale, illuminée en haute atmosphère par les rayons du soleil. Mon voisin religieux haussa son crucifix plus haut, hurlant de joie à l’idée d’être un élu.
— Des extraterrestres, maman! murmura Torry, excité.
Il sautillait sur place, fasciné par l’impossible gravité. J’avais oublié les équations, mais je savais que l’intérieur d’une sphère ne devrait pas en avoir, la somme des attraction étant nulle.
J’ignorais qui nous emballait, mais je ne croyais pas qu’une flopée d’anges armés de sabres flamboyants nous attendaient.
L’hexagone s’éteignit en descendant dans la pénombre, mais la pollution lumineuse urbaine le rendait visible. L’appareil n’émettait pas le moindre rugissement de propulseurs, pas même un sifflement de soucoupe volante de film.
L’hexagone se posa au sommet, refermant le ballon de notre banlieue-bonbon.
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Rien ne se passa après.
Pas de son. Pas d’odeur d’essence. Si la ville à l’extérieur nous attaquait au canon, ou si elle avait été rasée par des armes extraterrestres, rien n’y transpirait. Les lampadaires continuaient de briller, traçant les lignes pointillées qui décoraient notre balle de l’intérieur. C’étai magnifique. À mon âge, j’appréciais chaque instant de beauté.
Les voisins se mêlaient, se parlaient sur les rides d’asphalte. On aida même le bougonneur ;a remettre sa caravane sur ses roues.
Le motard au grand coeur s’était assis sur une moto, pinçant une guitare. Le duo de Nigériennes vint nos voir avec des croustilles, et elles échangèrent des hypothèse sur le futur.
Ce paysage inversé commençait à m’étourdir. Je laissai Torry en leur compagnie. Je fis ma toilette et me couchai, me demandant quel sorte d’être pouvait vouloir de notre banlieue enveloppée. Une inquiétude de mère me tenaillait.
Et si le cadeau ne lui plaisait pas?
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Le matin suivant, ou ce qui aurait été le matin, les lampadaires s’éteignirent, leur piles solaires vidées. Une visite au réfrigérateur me dit que le lait se gâterait vite. Torry remit le BBQ en état. On enviait les Hookes et leur générateur.
La seule lumière venait des aurores boréales Only some weird aurora-like lights glowed at the “North Pole” of our three-kilometer ball. Au pole nord de notre balle, une fiable lumière verte brilait comme une aurore boreale, changant toutes les couleurs.
J’ouvris la radio, à piles de mon prévoyant mais défunt mari. Mon fils haussa les épaules.
“Les ondes ne traversent pas l’enveloppe, dit-il. C’est ce que Ludia and Mathilda m’ont expliqué. On est dans une cage de Faraday.”
Les noms de ces deux merveilleuses dames! Je me promis de ne pas les oublier.
Un jour terrien passa, selon l’horloge du mur. Des voisins des autres rues passaient, partageant tous les soucis de ce genre de situation : eau, provisions, médicaments, sécurité. Un groupe se formait à l’entrée pavée du château. Hookes avait cette allure de leader. Si nous survivions à cette épreuve, il serait surement élu président de notre banlieue.
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Au milieu de la seconde nuit, un rayon de lumière traversa les stores de ma fenêtre. Ignorant mon genou boudeur, j’enfilai une veste de laine pardessus mon pyjama. Je trouvai Torry debout sur la galerie avant, inondée de lumière.
Le couvercle hexagonal avait disparu.
L’enveloppe se rétractait, révélant un cercle de ciel couleur de coquillage rose.
Le paysage mua à nouveau, sans que je sente la moindre gravité anormale. Un doux ronronnement accompagnait ce lent retour, et je perdis cette vue d’aigle à mesure que le voisinage se déballait. Les maisons cossus du centre avaient disparu, mais la forêt avait pris des couleurs d’automne. Même les bébé-arbres de la rue avaient revêtu une tenue rouge, orange, dorée.
Une fois le sol aplani, les rides de l’asphalte se refermèrent, laissant les lignes.
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Quand notre banlieue-bonbon acheva de se déballer, nous fûmes tout aussi surpris.
Le ciel couleur de corail avait deux lunes, dorée et blanche. La blanche avait une grande tache qui la faisait ressembler à ue globe oculaire. Combien de temps s’était écoulé, quelle distance avions-nous parcourue pour se retrouver sous ce ciel étranger?
Nous respirions sans peine cet air frais, une autre surprise.
— On a peut-être été modifiés, maman? Ou bien, c’est une simulation?
Je marchai, un pas hésitant à la fois, vers l’arrière. J’ouvris la porte.
La barrière anti-bruit avait complètement disparu. La vue depuis le patio portait loin, un paysage plat dominé par des montagnes, leur sommet enneigé nappé de jaune par un soleil caché.
Leurs formes conique évoquaient des dessins d’enfants. D’autres montagnes se pressaient au loin, des cylindres, de pyramides, toutes crevassées par l’âge, avec des flancs adoucis comme s’ils fondaient sous ce ciel.
Oui, elles fondaient : des ruisseaux laiteux coulaient dans les creux depuis leurs sommets. Il faisait, merveilleusement, chaud.
Torry poussa la porte de la clôture qui fermait ma cour arrière. Mathilda nous suivit dans l’aire gazonnée qui avait entouré le quartier.
Rien ne vint nous attaquer. Pas d’araignées.
— Ils pourraient être des géants, dis-je. Et nous un bonbon…
Mathilda sorti ses jumelles.
— Tu vois quelque chose?
Elle secoua la tête. Les ombres obliques grimpaient sur les montagnes silencieuses.
— Maman, dit Torry.
J’étais un peu choquée qu’aucun habitant de ce monde ne soit présent pour son cadeau.
Il insista.
— Ils SONT ici! s’écria-t-il. Son bras balayant le paysage de montagnes. Tu les regardes!
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À présent, toute la population du voisinage s’était répandue autour du périmètre, s’imprégnant de son nouvel environnement. Très loin, à la jumelle, j’aperçus le contour d’édifices, très loin dans notre vallée.
D’autres gens, de la Terre ou d’autres mondes, vivaient ici. Ces montagnes devaient avoir ramassée des voisinages entiers pour les apporter ici.
La montagne conique la plus proche se mit à trembler, envoyant de légères secousses sous nos pieds.
Son contour net s’estompa, son sommet blanc recula. La montagne se mua en une demi-boule d’un kilomètre de haut, des ruisseaux laiteux s’écoulant le long de ses flancs en lignes ondulantes.
Le liquide s’accumulait à la base de la montagne, formant un lac. Torry y courut, piétinant le gazon qui ne semblait pas avoir trop souffert.
Alors que je traversais le champ pour le rejoindre au lac, j’ai remarqué d’autres pics coniques qui s’éloignaient, envoyant des courants similaires de liquide laiteux, sauf que ces courants traçaient des lignes plus contrôlées le long de leurs flancs.
Comme des parents qui ont maîtrisé l’art de la marche.
J’avançai jusqu’à la flaque de liquide laiteux. Une centaine d’épisodes de X-Files m’avaient mis en garde contre tout contact avec des extraterrestres, mais cette odeur de vanille et de fraise était invitante.
Je me méfiais de la surface, mais pas Torry. Il plongea sa main dans le lait extraterrestre. Il la souleva, laissant tomber des gouttes nacrées qui coulèrent sur sa peau comme des gouttes de mercure. Comme mon fils ne se transformait pas en créature visqueuse, pas plus que mes voisines qui venaient de s’y immerger, j’ai plongé mes doigts dans le lait
— J’espère que votre cadeau vous a plu, dis-je.
Le goût incroyablement frais, à peine sucré, combla mes papilles gustatives et mon estomac. Cette « manne » apportait une solution au problème de garde-manger. Torry m’envoya un sourire éclatant.
— Je pense que oui, Maman.
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Il a fallu s’adapter à notre nouvelle adresse. Pour moi, je n’avais rien contre des montagnes vivantes. Les plus jeunes enfants s’étaient extasiés devant le ciel rose et les lunes. Les adultes durent accepter le fait qu’on ne retournerait jamais sur la Terre. Le vieux pingre, qui protégeait jalousement sa caravane, disparut avec elle un beau matin. Je ne l’ai jamais revu.
Les plus rigides parmi nous, comme mes voisins du 2820, clamèrent qu’on était des animaux de zoo dominés par des démons et s’enfermèrent dans la prière. Leurs enfants finirent par aller manger ailleurs.
Torry sortit sa tête hirsute du réfrigérateur, libérant un nuage de vapeur.
— Ce truc blanc est sans doute nourrissant, mais des provisions ce serait bien.
Gabriel Hooke, qui se voulait notre leader sans peur, entreprit de gravir le flanc de notre montagne. ll s’était mis en tête de négocier avec le récipiendaire du cadeau. Il ne réussit qu’à provoquer une avalanche dans une des rigoles, et aboutit couvert d’un film de boue crémeuse et puante. Le message, encore une fois, était clair.
Pas touche.
Les montagnes n’appréciaient pas de se faire tripoter.
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L’électricité revint, par la magie d’une technologie trop avancée pour la comprendre, et nous apporta même une forme d’Internet légèrement affectée pour le trou de ver. Sur ma TV, les réseaux de nouvelles filmaient le grand trou conique qui avait remplacé notre banlieue.
Je me demanderais pour le restant de mes jours si le promoteur avait été de mèche avec ces montagnes, pour avoir tracé un voisinage aussi circulaire. Juste le fait que je puisse regarder les nouvelles était à se jeter par terre, si on considère la relativité d’Einstein. Enfin, à ce moment-là, j’avais épuisé ma provision d’impossibilités.
Nos hôtes semblaient vouloir combler nos besoins en nourriture et en énergie mais, ciel rose ou pas, des considérations pratiques s’imposaient, lorsque j’ouvris ma petite pharmacie à miroir.
— Y’en a ici qu’ont besoin de renouveler leurs prescriptions, dis-je.
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Mathilda décida de partir en exploration, avec le motard au grand coeur et… Torry. Ils enfourchèrent les Harley-Davidsons, mon fils derrière Mathilda.
Ludia resta avec moi. Alors que leurs silhouettes se dissolvaient à l’horizon, une foule de questions m’assaillaient : avions-nous le droit de visiter des villes voisines? Abusions-nous de l’hospitalité? serions-nous renvoyés comme un bien endommagés?
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Plusieurs jours locaux s’étirèrent parmi les montagnes. Je me nourrissais de la manne laiteuse du lac, que même la famille religieuse s’était résignée à absorber.
Les bébé-arbres grandissaient.
Je marchais au bord du lac de lait, mon genou moins grognon.
J’avais pris l’habitude d’attendre mes amis assise sur la balançoire du patio arrière, avec Ludia. Elle avait découvert qu’elle pouvait prendre des contrats depuis notre vallée. Elle avait même entrepris un blogue appelé La vie en Rose.
Hélas, toujours pas de criquets. Ludia était en train d’expliquer sa théorie au sujet de l’absence des insectes, soit que l’Écologie de cette planète ne pouvait soutenir leur prolifération, quand elle s’interrompit.
Un nuage de poussière s’éleva à l’horizon.
J’entendis d’abord le grondement caractéristique des Harley-Davidson, avant de les apercevoir, la rouge et la verte. Une douzaine de véhicules à voiles les accompagnaient, avec des bicyclettes-serpents avec trop de roues.
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Torry chevauchait un de ces bicycles -serpents, derrière une créature bipède dont la longue crinière noire était parsemée de petites fleurs en rosette. Le motard au grand cœur dont j’oubliais le nom s’était lui aussi fait un ami à la peau dorée avec quatre bras et une douzaines d’yeux rieurs.
Torry et Mathilde arrivaient avec de grands sacs remplis de colifichets et de colliers de baies juteuses qui étaient, m’avait-on dit, cultivées localement. Mon fils portait un foulard rouge qui ressemblait à une saucisse aplatie, mais avec deux petits yeux.
La personne à crinière fleurie se pencha pour me saluer, me laissant voir des pointes saphir brillant au centre de ses yeux noirs, puis elle émit un sifflement. Torry sourit largement.
Mathilde expliqua qu’ils avaient rencontré et parlé à des habitants, assez pour apprendre qu’un millier « d’échantillons » comme notre banlieue-bonbon étaient ancrées sur cette planète aux montagnes pensantes.
Mon fils avait l’air en meilleure forme, son visage épanoui. Ce monde lui convenait parfaitement. Alors, qu’importe si j’ai des petits-enfants aux cheveux fleuris?
— Maman, tu ne devineras jamais ce que Su-Sr m’a raconté! Me dit-il, et les yeux du foulard-saucisse clignaient au rythme de ses mots. Leur village a les meilleurs docs de la galaxie. Ils peuvent guérir un tas de maladies, et même, euh, tes trous de mémoire, comme ça!
Torry claqua des doigts, puis il me serra dans une étreinte enthousiaste sous l’œil bleu de la Lune.
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Et c’est ainsi que notre banlieue-bonbon déballée put bénéficier d’une belle et longue vie en compagnie d’un tas de nouveaux amis et de montagnes prévenantes, sous un ciel de corail et une lune observatrice.
Mais, oh, comme les grillons me manquent!
Banlieue-Bonbon
Copyright © 2024 Michèle Laframboise
Texte publié dans Géante Rouge 31, 2023
Design illustration par Échofictions
Image © DepositPhotos
Genèse de l’histoire:
Quand la banlieue est emballante comme un bonbon, il faut se méfier! Ce récit pousse le vivre-ensemble dans ses derniers retranchements… J’y ai aussi inclus l’autisme chez un adulte et la perte de mémoire, deux conditions qui pèsent sur nos vies. Et puis, qui n’aime pas les montagnes?