Les grains de quartz glissent sous ses skis avec un crissement sec. Chaaas se concentre sur son équilibre, suivant les traces parallèles laissées par son guide. Parfois, le soleil frappe un cristal plus gros que ses voisins, éblouissant le jeune Chhhatyl.
Entre deux dunes, le ruban brillant de l’océan apparaît, frôlé par le soleil descendant. Au milieu du long jour local, quand la Voleuse brille au sommet du firmament, un imprudent pourrait cuire sur place. Chaaas essuie d’une main la sueur produite par son exercice.
L’adolescent se retourne. Derrière lui, les montagnes crevassées se pressent les unes contre les autres, les plaques tectoniques qu’elles délimitent continuant de foncer l’une sur l’autre à la vitesse folle de deux paumes par année.
Sioulann tourne comme une toupie. Son inclinaison est tellement prononcée que la planète a l’air d’être couchée sur son axe. Roulant comme une balle autour de son minuscule soleil, elle accomplit une révolution complète en trente-deux krels. Ce long « jouran » oblige les habitants, adaptés à un rythme circadien de seize krels, à y insérer une bonne sieste.
Les océans de la planète-toupie forment, par la force centrifuge, un bourrelet à l’équateur, laissant les deux pôles à sec. Ces terres sont nues, car la vie indigène qui a rempli les océans n’a pas eu le temps de conquérir le sol. Et arides, car les pôles sont successivement grillés lors des solstices d’été et d’hiver.
Le guide de Chaaas glisse le long de la crête, puis disparaît sur le versant de la dune.
Le jeune visiteur le suit, s’aidant de ses bâtons. Une brise rafraîchissante caresse son visage. Il s’arrête, découvrant un paysage surprenant. Devant lui, la mer embrasse l’horizon dans un long dégradé de bleus et de verts.
Au bas des dunes, une mosaïque géante s’étend, rectangles et polygones traversés par les veines bleues des canaux transportant l’eau de mer. Les couleurs des parcelles inondées vont du vert au turquoise au brun argile. En allant vers l’intérieur des terres, elles empruntent toutes les teintes de rose entre le rouge sève et le blanc immaculé.
Si Chaaas se fie aux points rouges des pénitents qui s’y déplacent comme des insectes sur des tuiles de cuisine, chaque parcelle mesure des siouyes de largeur.
— Alors, tu hésites? demande la voix ironique de son guide. Ou tu as peur ?
Piqué dans son orgueil, l’adolescent se lance d’une poussée. Le sable chante sous ses skis, deux planches recourbées en bois de moutchi.
Juunus kho Dilunn négocie sans peine un virage, son corps trapu conservant son équilibre. Chaaas, lui, ploie d’un côté à l’autre comme une tige incertaine. Il tente de rectifier sa direction, mais la pente lui fait prendre de la vitesse. En plus, ses pieds souffrent dans ces bottines en fibres durcies qui maintiennent ses chevilles rigides !
Il fonce, dépassant Juunus. En dernier recours, il utilise les cannes, poussant avec ses talons. Ses skis s’écartent!
Chaaas kho Chlaan déboule la pente et s’écrase dans un nuage de sable. Il se redresse, éternuant à cause des grains dans ses narines, les muscles de ses cuisses douloureusement étirés.
Le préfet de la ville de Kour s’arrête en un virage qui soulève des jets de quartz.
— Il faut plier tes genoux, mon gars !
Marmonnant une imprécation entre ses dents, Chaaas repousse une mèche noire retombée sur ses yeux. Trop courts pour être attachés, ses cheveux lui fouettent le visage. En plus, l’adolescent doit endurer les regards de pitié ou de mépris des mâles mieux nantis du côté capillaire !
Il se relève, ramassant ses bâtons. Un des skis se détache et glisse seul vers le bas de la dune. Chaaas tire nerveusement sur le verrou de l’autre ski, en vain. Sautillant sur un pied et un ski, il s’engage sur la pente et… termine sa descente sur le ventre.
— Cela prend de la pratique, Chaaas kho Chlaan, dit Juunus. Mais je suis sûr que ce sport saura attirer des amateurs à Kour !
Il retire ses skis. Puis, d’un geste rapide, il détache le ski restant du garçon. Pour son premier séjour sur le continent polaire, le préfet a voulu lui montrer la seule distraction hors cité. Les vents du large, en jouant avec d’anciens dépôts de sable, ont édifié ces dunes.
— Pour ma part, je préfère vous regarder ! dit une voix amusée.
Un carrosse électrique s’est approché, ses larges pneus s’adaptant au sable qui déborde sur le sentier. Sirius kho Delsi tient d’une main l’anneau qui sert de volant et d’accélérateur. Ses huit tresses argentées, constellées d’écussons et d’insignes, sont retenues dans son dos par une large barrette.
Le questeur a réarrangé sa coiffure afin de compenser deux tresses coupées. Pour convaincre cet entêté de Plézar de déclarer son amour à la belle Adalou, se rappelle Chaaas. Injustement condamné pour meurtre, le vaillant guerrier a subi un châtiment humiliant. Dépouillé de sa luxuriante chevelure, il se cachait de tous. Sirius a menacé de trancher ses propres tresses pour arranger les choses.
Chaaas s’assoit et délace ses bottines, poussant un soupir. Cela fait neuf jourans que Plézar et Adalou sont partis, emmenant son ami Tussel avec eux... Et lui, il a suivi son maître sur deux villes flottantes avant d’aboutir à la ville-prison de Kour.
— Alors, tu veux prendre racine ici ? se moque Juunus en lui faisant signe de monter dans le carrosse.
Le préfet dépose leurs skis à l’arrière du véhicule. Des vrilles lovées dans la plateforme se détendent, s’enroulant autour des skis et des bâtons. Juunus prend l’anneau de conduite entre ses mains, pointant la section verte en avant. Il presse ses pouces sur les côtés. Le véhicule s’élance aussitôt, empruntant la route qui longe les étangs.
— La présence de ces étangs salés m’étonne, sur un continent privé de marée ! remarque le questeur.
Sur Ch’lokan, où Chaaas a grandi, la lune dicte les marées. Or, Sioulann ne possède aucun satellite naturel.
— La Voleuse attire nos eaux aussi bien qu’un satellite, explique Juunus. Chaque mi-jouran, le niveau de l’océan monte de quatre coudées. Nous retenons ces eaux pour récolter le sel.
Chaque étang marque une étape d’évaporation du sel de mer. Ils sont délimités par des murets de roches et de galets. Juunus ralentit.
— Ici, nous arrivons au-dessus du niveau de la mer, dit-il. Alors, il faut pomper l’eau des bassins inférieurs vers les bassins de récolte.
Dans les derniers étangs, l’eau a disparu, mais les cristaux humides collent aux jambes des pénitents qui raclent le fond. Parmi eux, Chaaas remarque beaucoup de femelles, des plastrons protecteurs couvrant le devant de leur tunique.
— Voici la dernière étape, les cristallisoirs. Le sel sera acheminé au port de Kour, puis vers les villes flottantes.
Le questeur couvre ses yeux, à la fois contre l’éclat du sel et les rayons agressifs de la Voleuse.
— Il fait si chaud ! Vos pénitentes n’ont pas besogné tout le jouran, j’espère ?
Juunus s’offusque.
— Certes non ! Le matin, une équipe ouvre les canaux pour piéger la marée montante. Les pénitentes récoltent le sel bien après la sieste, passé la canicule de mi-jouran.
— Ce travail doit être épuisant !
Le préfet de la ville-prison fait une moue qui double son menton.
— Vous préféreriez qu’elles s’échinent au fond de la mine, questeur ?
Loin derrière les murets, vers l’océan ouvert, Chaaas aperçoit des silhouettes rouges et noires, dos penchés, les pieds dans l’eau, les vagues léchant leurs robes.
— Et que font toutes ces autres, là-bas ? demande l’adolescent.
— Elles pêchent des moules salées qui tapissent le fond. Ces mollusques sont délicieux !
— Ce n’est pas dangereux ?
Juunus les observe un moment.
— Elles portent toutes des plastrons à flotteurs. Quand l’évaporation sera terminée, elles récolteront la fleur de sel.
— La fleur ? demande Chaaas, tournant la tête.
Vraiment, un peu de végétation serait la bienvenue ici !
Juunus arrête le carrosse et descend, volant en main. Il enjambe le muret. Chaaas l’imite, marchant dans un sol croustillant, sans la moindre trace d’humidité. Le préfet se penche et ramasse un objet, qu’il tend au jeune visiteur.
— Tiens. Voici un plus gros spécimen.
C’est un cristal cubique, duquel bourgeonnent des rejetons identiques, de toutes les tailles et orientations.
— Tac, fait Chaaas. On dirait vraiment une fleur…
Juunus sourit.
— Le Jardinier fait bien les choses, mon gars. Tu peux la garder.
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