La bonne senteur de gomme de sapin éveilla en Minka le doux souvenir des veilles de Noël dans sa lointaine Pologne. Elle y ajouta en esprit l’odeur de biscuits au gingembre fraîchement sortis du four, le goût des crêpes de patates nappées de crème sure, la douceur sucrée des craquelins de sésame et des gâteaux des anges. La nuit froide de décembre assiégeait son manteau de laine et ses épais collants de polyester. Elle se prit à rêver à une généreuse tasse de chocolat chaud saupoudré de cannelle que sa grande mère Gizela préparait, quand ses frères et elle revenaient d’une féroce bataille de boules de neige.
Minka referma son manteau d’un zip de fermeture éclair et enfonça sur sa tête sa tuque bleue des Maple Leaves de Toronto. Elle se demanda comment Judy arrivait à ne pas se transformer en popsicle. Sa fille de quinze ans portait une veste de cuir chic à la mode, avec des jeans artistiquement déchirés qui auraient mieux convenu à une belle journée d’automne.
Minka, elle, sentait le baiser froid déposé par le lac Ontario, dont les eaux libres de glace voisinaient le Marché Lawrence. Judy disparut entre les allées du marché avec sa liste pour le repas de Noël, un repas que Minka prendrait trois jours à préparer. Judy avait protesté (Maman, à quoi bon tous ces efforts? Il n’y a que nous deux maintenant !), mais Minka savait que sa fille, en réalité, n’appréciait pas l’idée de choisir un arbre de Noël coupé.
Autour d’elle, des rangées de petits arbres ligotés dans des filets de pêche, les aiguilles dépassant des mailles comme des mains suppliantes, étaient appuyés contre les murs et des rampes qui maximisaient la surface de vente. Les gens préféraient de loin la forme iconique du sapin de Douglas (qui n’était pas vraiment un sapin, et qui pouvait atteindre cent mètres si on ne le coupait pas) aux branches piquantes d’aiguilles courtes et drues.
Elle passa près des sapins baumiers, un conifère discipliné avec des divisions mathématiques, leurs branches faciles à caresser sans se faire piquer. Sa main effleura les filets enrobant d’autres prisonniers, recevant les pointes dures des aiguilles d’épinette bleue et la douce caresse des longues aiguilles de pin blanc. Elle aurait préféré de loin prendre un pin blanc, mais leurs branches élancées ne pouvaient supporter des décorations trop lourdes.
Comme Gilbert avait aimé ce moment de l’année ! Celui de choisir un arbre, un sapin baumier, et ensuite de le décorer avec la petite Judy qui bondissait partout dans le salon, demandant quand le père Noël allait apporter ses cadeaux. Son mari lui manquait au point que ça lui faisait mal.
Un homme si doux, trop jeune pour mourir. Son estomac vide se tordit au souvenir.
Son cher Gilbert était mort isolé dans une chambre d’hôpital, entouré de respirateurs et de travailleurs surchargés, tous enrobés et masqués pour se préserver du virus qui l’avait terrassé. La main gantée d’un technicien serrait celle inerte de Gilbert, tandis que son autre main devait tenir un téléphone, pour transmettre les derniers vœux de sa femme et de sa fille éplorées. Le mari de Minka n’avait probablement jamais entendu leurs déclarations d’amour, car il avait déjà sombré dans un coma.
Le baiser froid du lac s’infiltra sous son manteau et la fit frissonner.
— Vous avez froid? demanda une voix avec un accent du sud. Allez au coin gauche, là-bas, il y a moins de vent.
Elle n’aurait normalement pas réagi à un homme, mais la note d’attention sincère dans la question la fit se retourner.
L’homme qui avait parlé transportait une immense épinette enveloppée vers le stationnement, mais il s’était arrêté, l’arbre sur son épaule. Comme les adolescents qui travaillaient dans cet espace de vente, il portait des jeans délavés et une blouse à carreaux. Un bandeau rouge foncé retenait ses cheveux, noirs comme ses yeux d’obsidienne. Ses mains à demi cachées par les aiguilles débordant du filet étaient nues, en dépit de la température.
À la lumière des lampadaires, Minka décela des fils blancs courant à travers les cheveux noirs. Des plis autour de la bouche et des yeux de du travailleur confirmaient un âge adulte. Son teint, de la même couleur qu’un pain d’épices, suggérait son appartenance à une des Premières Nations, mais l’illusion s’arrêtait là car il avait un accent espagnol.
Minka acquiesça de la tête, trop gênée pour répondre.
Plus d’une année s’était écoulée depuis la mort de Gilbert, mais elle ne s’était pas encore habituée à ce célibat. Elle n’aimait pas sortir, et préférait déléguer sa fille pour presque toutes ses courses, ce que Judy n’appréciait pas. Comme maintenant, elle prenait tout son temps pour acheter les légumes frais et la laitue pour leur repas de Noël.
Minka se dirigea vers le coin sur des jambes raides, rêvant d’une tasse de chocolat chaud à la cannelle. Elle pourrait en commander une au Tim Horton d’à côté, mais le goût ne serait pas le même. Et puis, Judy ferait toute une tempête en voyant son verre de papier plastifié, qui ne pouvait être recyclé. Sa fille avait atteint cet âge où l’on recherchait et pourfendait les injustices, ce qui ne manquait pas.
La jeune fille rageait constamment après quelque chose tandis que Minka, elle, était alourdie de trop de batailles perdues et engourdie par son deuil. Évidemment, Judy prenait pour de l’indifférence le manque d’énergie de sa mère envers les nobles causes qu’elle défendait.
Minka regarda autour d’elle, souhaitant que sa fille achève ses emplettes. Elle soupçonnait Judy de prolonger son séjour dans la section chauffée du marché, deux étages de boutiques de vêtements, au lieu d’attendre dans le froid. C’était la première visite de sa fille à ce marché, mais Minka se souvenait de tout le bon temps à fouiller les étals avec Gilbert, baignés dans la magie des fêtes.
Une magie qu’elle ne goûterait plus jamais.
Elle ne vit pas Judy, mais l’homme au bandeau revint du stationnement, les mains vides. Il la vit tout de suite, entre deux rangées de sapins de Douglas cultivés avec amour, et coupés avec amour, en Oregon. Comme s’il manquait d’arbres dans les forêts locales ! Mais les vendeurs préféraient acheter en grand nombre d’une ou deux grosses compagnies pour éviter de négocier avec une foule de petits arboriculteurs.
— Avez-vous trouvé votre arbre?
Sa voix, riche avec cet accent du Sud, la tira de sa réserve habituelle.
— Pas encore, dit-elle. C’est…, c’était mon mari qui venait choisir l’arbre ici.
***
(FIN de l'extrait)
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